Si la mort est le point commun par excellence de toute l’humanité, il n’en demeure pas moins qu’elle a bien failli louper le jeu vidéo. Ceci dit, elle s’est bien rattrapée. Mais qui a dit que la mort n’était pas joueuse, elle aussi ? Arrêt sur images sur le destin funeste dans le jeu vidéo.
La mort, aujourd’hui condition de défaite par excellence dans le jeu vidéo, n’est pas arrivée tout de suite dans ce média tel que nous le connaissons aujourd’hui. Les premières expériences vidéoludiques de masse se sont concentrées autour du tennis, fût-ce de manière très sommaire, et autour du concept du cassage de mur, avec « cassebriques ». Bref, rien de très pointu en matière d’appréhension de la mort.
D’une certaine façon, on ne peut pas dire que la première expérience de la mort soit apparue dans Space Invaders, ou encore dans Asteroid, ni même dans Spacewar ! (1962). Évidemment, lorsque l’on voit sa fusée ou sa base de défense se faire détruire dans ces jeux, on se dit : « Argh ! ça y est, je suis mort ». Mais cette mort-là n’est qu’une projection. Nous savons que nous sommes mort si et seulement si notre imagination nous pousse à croire que nous étions le commandant de ces vaisseaux ou de ces stations de combat. Mais après tout, on peut très bien avoir un sens inné du commandement, et savoir que les seules morts dont on est le témoin sont celles des hommes de troupe que l’on a affectés dans ces foutues fusées et ces foutues bases. La mort est là, mais ne nous touche pas obligatoirement d’une manière dramatique.
Cette réponse « dramatique » existait cependant, même de manière embryonnaire, deux petites années avant la sortie de Space Invaders. En effet, en 1976, Taito sortait un jeu d’arcade baptisé Gunfight, espèce de variation sur Pong dans laquelle il faut éviter la balle, et qui met en scène deux cowboys s’affrontant dans un duel au soleil. Pour le coup, la mort est vraiment matérialisée : au lieu de voir une station de défense se faire détruire ou une fusée exploser, on voit bel et bien la représentation d’un être humain qui passe de vie à trépas. Reste que Gunfight n’a pas révolutionné le jeu vidéo comme l’ont fait Pong et Space Invaders. L’entrée dramatique de la mort en tant que telle dans ce media a donc été plutôt discrète, mais à partir de là, elle allait s’imposer très… massivement.
Nous l’avons constaté, tout tient à la projection du joueur dans l’avatar qu’il contrôle. Est-il attaché à la créature virtuelle qu’il contrôle à l’écran ? Dans quelle mesure les développeurs ont-ils conçu une créature assez attachante pour que, par empathie, on arrive à s’identifier à elle ? De fait, comment la condition de défaite ultime qu’est la mort va-t-elle être vécue par le joueur ? Quelques éléments de réponse ont vu le jour en même temps que Pac-Man, développé par Namco et sorti sur borne d’arcade en 1980. Ceux qui étaient là peuvent témoigner à quel point ce jeu a été une révolution dans le jeu vidéo qui, jusqu’alors, s’illustrait surtout à travers des shoot’em up, tous autant de variations sur le thème imposé par Space Invaders, que le gameplay soit vertical (Galaxian) ou horizontal (Defender). Pour rappel, Pac-Man met en scène un personnage suggéré par un simple cercle incomplet symbolisant une bouche. Contrôlé par le joueur, le cercle se déplace dans un labyrinthe sommaire avec pour unique but d’avaler les pastilles qui s’y trouvent. Mais cette incarnation jaune est poursuivie par quatre fantômes, et si elle se fait rattraper, elle « meurt », créant ainsi la condition de sa défaite. Pac-Man est sans doute l’un des premiers titres à vraiment mettre en scène la mort de l’avatar : le disque semble se dissoudre pour disparaître complètement de l’écran, le tout avec un bruitage de cartoon mi-fun, mi-tragique. Tout ce que l’on peut tirer de cette animation, c’est soit « Mon Dieu, le pauvre, il est mort », soit « Ah ! Mon Dieu ! Je me suis fais avoir ». Bref, le ressort empathique fonctionne à merveille, et la mort prend là toute sa dimension tragique.
Le dramatique de situation fait une autre apparition, plus sadique et, surtout, ne concernant pas l’avatar contrôlé par le joueur quand, en 1981, débarque en Europe la gamme de jeux / consoles portables Game & Watch de Nintendo. Dans Parachute, le joueur contrôle un avatar qui, aux commandes d’une modeste barque, doit récupérer des parachutistes lancés d’un hélicoptère. Si l’un d’eux s’abîme en mer, il se fait tout de suite poursuivre par un requin. Il faut voir cette séquence : le malheureux part dans un crawl désespéré, poursuivi par l’aileron dorsal. Il a le temps de se retourner en levant une main de défense illusoire avant que la mâchoire n’apparaisse pour se refermer sur sa proie ; le tout avec une bande sonore qui résume les derniers instants de panique de la victime. Il s’est donc écoulé peu de temps avant que l’aspect dramatique de la mort soit bien installé dans le jeu vidéo.
Les circonstances de la mort sont devenues, à la longue, des éléments narratifs à part entière. Quitte à exposer une condition d’échec, autant que le joueur profite profondément des circonstances épouvantables et dramatiques dudit échec. Nous pouvons commencer par la façon sauvage dont Mortal Kombat, en 1992, met en avant la mort d’autrui à chaque fin de combat. Pendant un laps de temps, le joueur a la possibilité de lancer une séquence permettant de finir son adversaire assez sauvagement. On voit à l’écran la manière la plus sanglante possible d’achever un être humain, et de faire en sorte que ces derniers moments de supplice soient les plus inoubliables de toute son existence qui va, de toute façon, s’interrompre brutalement. De mémoire, on peut arracher le crâne de sa victime avec un bout de colonne vertébrale en guise de chapelet, faire exploser un crâne, ou encore congeler l’adversaire avant de le pulvériser d’un coup de poing, façon puzzle.
Cette tendance à la description des circonstances de la mort fait très vite des petits. Ainsi, Lara Croft, dans le premier Tomb Raider, connaît une mort bien spéciale liée à une condition de défaite précise : elle se transforme en statue d’or massif si d’aventure elle se place dans le creux de la main d’une statue géante de Midas. De même, lorsque Lara tombe sur des pieux, le joueur ne peut être que témoin d’une scène d’empalement particulièrement cruelle. Toutes ses autres morts, en revanche, sont « génériques », liées soit aux affrontements avec les ennemis, soit à des accidents de parcours, du genre de ceux qui, lorsqu’on loupe une marche, vous envoient vers le sol situé plusieurs vingtaines de mètres plus bas. Il faut attendre 2013 pour que les morts de Lara Croft soient vraiment mises en scène, à travers le reboot Tomb raider expliquant la genèse de l'héroïne. Dans ce cas particulièrement intéressant, les mises en scène de ses différentes morts brutales ont une fonction narrative majeure qui, non seulement "sanctionnent" le joueur, mais en plus forcent l'empathie qu'à le joueur envers Lara, et lui font d'autant mieux comprendre la fragilité qu'elle doit vaincre pour mieux dominer un environnement très hostile.
Si, dans Tomb Raider premier du nom, c'est à dire celui de 1996, la mort exotique vécue à l’écran demeure relativement exceptionnelle, et si, dans Mortal Kombat, ces descriptifs dramatiques n’arrivent que si l’on répond assez vite à l’information selon laquelle il faut achever son adversaire, c’est en 1998, avec le premier Fallout, que la mort devient plus qu’une simple condition de défaite portée à l’écran. Dans ce jeu postapocalyptique, elle rend tout le monde égal, joueur et PNJ. Fallout est un jeu de rôle dans lequel on meurt et on tue beaucoup. Toute l’astuce a été de rendre un événement routinier le plus dramatique possible. Cette idée sort tout droit du monde du jeu de rôle papier, dans lequel le taux de mortalité d’une population donnée est terriblement élevé. D’une manière générale, le rôliste apprécie les descriptions des décès, surtout lorsqu’ils sont le fruit d’une action spectaculaire, que ce soit par héroïsme ou tout simplement à cause des effets physiques qu’une arme applique à un corps. D’ailleurs, il suffit d’ouvrir certains livres de jeu de rôle, comme Rolemaster, pour tomber sur des tableaux entiers de descriptifs de blessures plus ou moins sévères, et de morts plus ou moins cocasses.
Fallout a intégré cette recette à son gameplay. Mais surtout, il a étendu cette dramatisation de la mort, et de ses circonstances violentes, à toute créature. Ainsi, chaque être vivant dispose d’un véritable catalogue d’animations, racontant sa manière de mourir selon l’arme utilisée contre lui. Cette idée est d’autant plus brillante qu’elle s’appuie sur la distorsion profonde entre le propos du jeu et son graphisme old school presque naïf et enfantin. Regarder les personnages mourir dans des circonstances d’une violence extrême, avec un graphisme en 2D composé de pixels, contribue à rendre, justement, le propos encore plus violent. Paradoxalement, l’arrivée de la 3D dans cet univers, pour Fallout III, casse cette dynamique de violence fondamentale de la mort. En gros, la recherche de l’immersion globale la plus forte possible tue le pouvoir de la suggestion de la violence du décès.
Cependant, ce n’est pas parce qu’on est en 3D que la théâtralisation de la mort est impossible, ni même la recherche de cette distorsion entre le propos et la forme. Ainsi, chaque coup critique et mortel qu’inflige le joueur à un ennemi dans le FPS d’Ubisoft XIII est mis en scène et découpé comme s’il était inscrit dans une planche de BD, l’utilisation du cel-shading appuyant alors cette distorsion entre la mise à mort, dramatique, et l’aspect comic, censé être « grand public ». Ce même procédé acquiert ses lettres de noblesse notamment grâce à Fear Effect, jeu d’action-aventure dans lequel la progression est émaillée, régulièrement, de puzzles qui peuvent se révéler être des pièges mortels. La mort des personnages est mise en scène, toujours en celshading, et rien, dans ces séquences, ne peut empêcher la mort de frapper. Ce n’est pas la violence mais l’aspect dramatique de la mise à mort qui est mis en avant, par la distorsion entre le scénario et la forme BD.
Mais la mort est-elle une fin en soi ? Dit comme ça, on a toujours un zygomatique sur deux qui est à un cheveu de péter un plomb, mais en matière de jeu vidéo, cette question a beaucoup de sens. En fait, elle met en avant l’utilité de la mort et de sa gestion dans des genres communs comme le RPG ou le jeu d’aventure, ou plus particuliers comme les MMORPG. Côté jeu d’aventure, deux exemples se démarquent pour illustrer les directions dans lesquelles peuvent partir les gameplays exploitant une existence post-mortem.
Le premier est Grim Fandango, jeu d’aventure très classique réalisé par LucasArts dans lequel le joueur commence sa partie mort. En gros, il s’agit d’une aventure dans le monde des morts, avec uniquement des morts à l’écran. Ces derniers vont très bien, et sont modélisés sous la forme d’autant d’humanoïdes transformés en squelettes, à l’image de ceux que l’on voit durant la fête des morts au Mexique. Finalement, l’idée de Grim Fandango n’est qu’un glissement d’échelle. Le monde d’outre-tombe est très similaire à celui que nous connaissons dans nos civilisations occidentales. Le cadre est donc très urbain, et les habitudes sont les mêmes que celles des vivants. Seul point troublant, il y a une manière de tuer des morts qui sont, pourtant, déjà morts… Oui… C’est très redondant. Ainsi, pour « tuer » des morts, il faut se servir de fleurs qui, chargées dans un revolver, envoient de trépas à… À une vaste interrogation !
Il existe diverses interprétations à ce sujet. Plusieurs responsables du projet avaient la théorie suivante : lorsque l’on abat un mort dans le monde de Grim Fandango, son âme est alors complètement détruite. Mais le concepteur du jeu, Tim Schafer, affirma dans une interview que selon lui, les « morts » ainsi tués dans son jeu revenaient dans le monde des vivants. C’est une manière de jouer avec les codes de la mort, mais en soi, ce n’est pas vraiment inédit. On croise en effet cette habitude de jouer avec la frontière entre la vie et la mort dans de nombreux jeux d’aventures, comme The Curse of Monkey Island, ou dans l’adaptation du monde de Terry Pratchett et son Discworld. Le deuxième exemple est Soul Reaver. La suite de Legacy of Kain établit que désormais, la mort de l’avatar peut être exploitée au-delà d’une simple condition de défaite. Le personnage, lorsqu’il perd la vie, passe dans le monde des ombres. Il doit aussi affronter des adversaires qui, une fois leur âme absorbée, sont autant de sources d’énergie pour pourvoir repasser sur le plan d’existence primaire des mortels, où tous les dénouements dramatiques se déroulent.
Mais le principal intérêt de cette méthode consistant à faire jouer la période durant laquelle le personnage est supposé être mort réside dans l’existence et la modélisation d’un monde parallèle à celui des vivants, reprenant les structures architecturales principales de ce dernier et les modifiant de façon à ce que certaines zones d’accès se ferment ou s’ouvrent selon le monde dans lequel on se trouve… Il est à noter que si le personnage meurt, il se retrouve dans la même zone de départ et qu’il a aussi la possibilité de passer volontairement du monde des vivants à celui des ombres. Au niveau du level design, très peu de jeux ont su exploiter un tel potentiel.
Plus récent, Dark Souls, la suite de Demon’s Soul, a une approche intéressante des effets du monde des morts sur celui des vivants, en permettant à l’âme de l’avatar mort de laisser des traces dans le monde des vivants. Un concept similaire à celui de Soul Reaver est exploité pour les MMORPG en ce qui concerne la gestion de la mort ; notons toutefois qu’à l’origine, cette gestion de la mort doit beaucoup au premier MMORPG à succès qu’est Ultima Online. Le concept de base est le suivant : lorsqu’un personnage meurt, il prend une forme fantomatique à un endroit donné, et va devoir retrouver son « cadavre » afin d’être « réincarné ». Néanmoins, si ledit cadavre est dans une situation qui empêche une réincarnation, le joueur peut choisir de se réincarner tout de suite, sur la zone de départ, moyennant finances, baisse de statistique ou tout autre malus plus ou moins temporaire. Reste, comme dans Soul Reaver, la possibilité d’évoluer dans un monde des morts. Certes, et c’est visible surtout dans RIFT et dans World of WarCraft, cela n’est suggéré que par un passage en noir et blanc de l’environnement et un traitement spectral du personnage par transparence ; mais l’idée est bien là.
Que reste-t-il à explorer autour de la mort ? On pourrait faire un historique de chaque jeu, ou chaque genre, et raconter que la mort est plus violente ou moins suggérée dans tel ou tel titre, mais avec ce genre d’approche, les forêts de la Terre entière ne produiront jamais assez de papier pour pouvoir tout imprimer. Nous terminerons donc en évoquant des bizarreries qui ont décidé de se passer de la mort, soit pour garantir la qualité du scénario, soit pour justifier une tension dans le gameplay.
Pour le premier cas, on peut évoquer Planescape : Torment, jeu de rôle exploitant la licence TSR (Dungeons & Dragons), dans lequel il est possible d’incarner un personnage qui ne peut pas mourir. Dès qu’il « meurt », son corps et son âme se retrouvent propulsés ailleurs, jusqu’à ce qu’il puisse résoudre le problème qui l’a envoyé dans sa salle d’apparition post-mortem. L’idée, ici, c’est que le scénario lui-même révèle pourquoi le personnage ne peut pas mourir : la perte de sa propre mortalité devient le moteur principal du scénario. A contrario, la mort peut devenir un but ultime pour une condition de victoire, à l’image de ce que propose le premier Dragon Age. Si le héros ne meurt pas obligatoirement dans les fins possibles, on sait en milieu de jeu qu’il est condamné par son destin, et que, selon les conditions du scénario, il peut être amené à faire le sacrifice de sa vie en fin de jeu, et accéder ainsi au statut de héros légendaire.
En ce qui concerne l’immortalité qui permet de créer une tension dans le gameplay, je citerai en exemple System Shock 2. Dès que le personnage meurt, il se réincarne dans une chambre de clonage qu’il aura pris soin d’activer précédemment. Ceci oriente alors plus l’attention du joueur sur l’exploration des lieux où se déroule l’action, et surtout le pousse à prendre mieux en considération les problèmes posés par le scénario. L’idée n’est pas d’éviter de mourir, mais bel et bien de s’évader du vaisseau dans lequel il est prisonnier.
En conclusion, par quelque bout qu’on la prenne, un point demeure immuable avec la mort, c’est qu’elle est prépondérante, tant dans le jeu vidéo que dans la vie de tous les jours. Cette réalité est très bien résumée par Terry Pratchett. Alors que l’un de ses personnages rencontre la Mort qui lui annonce qu’il va mourir, l’intéressé hurle, à qui veut l’entendre, que ce n’est pas juste, qu’il est trop jeune ! La Mort répond le plus simplement du monde : « IL N’Y A PAS DE JUSTICE. IL Y A MOI ! »