L’oeuf ou la poule ? L’inventaire a-t-il influencé le gameplay ou est-ce le gameplay qui, par nécessité, a créé l’inventaire ? La question, si elle a le mérite d’être posée, n’aura sans doute jamais de réponse précise, d’où le rappel de l’éternelle interrogation autour de l’oeuf et de la poule. Cependant, ça ne fera pas de mal à nos matières grises de se pencher sur une brique élémentaire du jeu vidéo : l’inventaire.
Qu’est-ce que « l’inventaire » ?
Inventaire : nom masculin (bas latin juridique inventarium, du latin classique invenire, trouver)
• État, description et estimation des biens appartenant à quelqu’un, à une collectivité, ou situés dans un lieu déterminé.
• Revue détaillée, minutieuse, recensement de quelque chose. Faire l’inventaire de ses souvenirs.
• Marine. État de tous les objets qui composent l’arrimage, la mâture, le gréement, la voilure, l’artillerie, les embarcations,
l’ameublement, les vivres et autres approvisionnements d’un navire armé.
(Source : extrait du Larousse Online)
L’inventaire, dans le cadre d’un loisir vidéoludique, c’est d’une part tout ce que la représentation du joueur peut transporter, et d’autre part, tout ce qu’il a trouvé pendant son parcours. Il ne se limite pas à un simple remplissage de poches, c’est aussi une matérialisation de l’avancée du personnage dans l’aventure, récompensant en richesses, en cosmétique, en pouvoirs offensifs ou défensifs face à un environnement dangereux.
Il faut cependant toujours garder à l’esprit que toutes ces possessions sont purement virtuelles. Si elles ont le mérite de flatter l’ego du joueur et qu’elles le stimulent à aller plus loin dans son jeu, elles disparaissent une fois la console ou l’ordinateur éteint. Crâner autour de soi parce qu’on possède un grand nombre d’objets rares dans le cadre d’un jeu vidéo tient d’une pathologie psychiatrique lourde…
Et plus ça va, plus on s’aperçoit qu’on est entouré par un nombre sans cesse grandissant de grands malades.
Qu’est- Il faut attendre les premiers jeux d’aventure, et de rôle, pour voir apparaître le concept d’inventaire. Deux jeux ont, à leur manière, créé et influencé le concept de l’inventaire tel qu’on le connaît aujourd’hui : d’une part, il y a Dungeon Master, conçu par FTL Games ; d’autre part, nous avons une étrangeté nommée Bivouac, aussi connue sous le nom de Chamonix Challenge et développée par Infogrames. Ces deux jeux de 1987 ont pour point commun d’avoir été développés pour l’ordinateur Atari 520 ST, et ont été adaptés a posteriori sur d’autres plates-formes comme les Apple II ou les Amstrad. Si ces jeux ne sont pas les premiers à avoir créé le concept d’inventaire dans l’histoire du jeu vidéo, ils sont en revanche ceux qui ont largement influencé l’usage qu’on en fait aujourd’hui.
Il faut préciser que cette approche de la gestion de l’inventaire n’est en rien une nouvelle « interface » inventée par FTL Games. Elle est juste une application de ce qui existait déjà dans des jeux de rôle papier, notamment dans Donjons etDragons et RuneQuest, dont ce dernier, grâce au système Chaosium, a su mettre en avant la nécessité de gérer un personnage, par zone localisée sur le corps, tant dans l’inventaire que dans la gestion des dégâts subis. Si l’influence de Dungeon Master est évidente, certains se poseront la question de la nécessité de parler de Bivouac. Simulateur d’alpinisme, ce jeu de sport avait une phase importante dans son gameplay : la préparation du sac à dos du sportif. Dès les premières phases de jeu, le joueur était invité à choisir son équipement et surtout à contrôler le contenu dudit sac pour y enlever, en premier lieu, une enclume de deux kilos glissée volontairement par les développeurs pour handicaper le personnage.
L’air de rien, c’était bien la première fois que le concept d’inventaire était utilisé en tant que source de handicap si on gérait mal son équipement. Si l’influence de Bivouac n’est pas à nier, elle demeure cependant très discrète par rapport à celle de Dungeon Master. Depuis la création de ce dernier jeu il y a plus de 25 ans, l’ergonomie de la gestion des inventaires pour les jeux de rôle n’a, pour ainsi dire, pas changé.
L’inventaire a aussi une grande importance dans le genre du jeu d’aventure, et même dans celui du tir en vue subjective, le first person shooter ou FPS pour les puristes anglophones. Pour la plus grande partie des jeux faisant appel au concept d’inventaire dans leur gameplay, la formule se résume donc à ceci : on affiche une silhouette et on fait glisser des objets dans des emplacements situés sur les parties que l’on veut habiller ou équiper. C’est plus ou moins finement réalisé, selon la possibilité qu’a le joueur d’afficher en temps réel l’armure nouvellement acquise, ou même d’afficher à l’écran les armes primaires et secondaires qui équipent le joueur, à l’instar de ce qu’on a pu voir dans des jeux comme Risen, ou dernièrement dans Two Worlds II. Il n’en demeure pas moins que d’autres jeux ont laissé de côté ce type d’interface pour faire appel à une liste dans laquelle le joueur se contente de choisir l’équipement qu’il souhaite utiliser, comme dans Fallout 3 ou dans le premier Mass Effect.
Il est à noter que du côté des autres genres du jeu vidéo, l’inventaire ressemble fort à celui de Prévert. Dans les FPS, on gère une liste d’armes et d’équipements qu’on se contente de sélectionner au hasard de la molette de sa souris. Pour ce qui est des jeux d’aventure point’n click, on se limite à ramasser des objets uniquement nécessaires à la réalisation de la quête. Il a fallu attendre des jeux comme TheCurse of Monkey Island ou comme Runaway pour que l’absurdité de se promener avec le contenu d’un catalogue de La Redoute dans les poches constitue vraiment un intérêt narratif complètement décalé. De même, en ce qui concerne les jeux d’aventure « pur jus », la gestion d’inventaire se borne à n’être qu’une liste d’objets dans un sac. De Tomb Raider à The Nomad Soul en passant par Outcast et Beyond Good & Evil, les objets à gérer sont bien souvent en petit nombre. L’inventaire se cantonne à présenter des items seulement nécessaires à la narration, et non pas à la progression de la puissance du personnage incarné.
Cependant, ces systèmes de gestion décrits ne constituent en rien du tout une règle de gameplay. En effet, beaucoup de jeux vidéo utilisent des systèmes d’inventaires qui créent de nombreuses passerelles entre les genres. Grâce à cela, un hack’n slash comme Hellgate London peut ainsi devenir un peu plus « rôliste ». De même, un FPS comme Dead Space revêt un aspect jeu de rôle grâce à une gestion de l’expérience et de l’inventaire. Bref, il ne faut pas perdre de l’esprit que ce n’est pas l’inventaire qui définit le genre du jeu vidéo, même s’il y contribue.
La création même du concept d’inventaire dans le cadre du jeu vidéo a créé, du même coup, la matérialisation de biens virtuels, synonymes d’une certaine toute-puissance du joueur. En gros, plus on en a dans les poches, plus on est balèze. D’ailleurs, c’est finalement sur ce concept que tiennent la plupart des gameplays des MMORPG. L’idée de ces derniers jeux n’est pas vraiment de jouer les mêmes aventures au sein d’un groupe de joueurs, mais plutôt de prouver « c’est qui qui a la plus grosse » — épée, bien sûr ! Tout le gameplay tient alors dans la représentativité du personnage incarné par le joueur, et donc à travers la nature même des possessions du personnage.
Bien sûr, cet aspect du jeu ne constitue pas la cause de ce qu’est devenu le concept d’inventaire au fil des jeux, mais il est le signe d’une dérive de ce que l’on peut voir dans nombre de titres à l’heure actuelle. La soif d’exploration des joueurs, et notamment dans le monde du jeu de rôle vidéoludique, a repoussé les limites du possible en matière de bordel transportable par un seul homme. Dans un jeu comme Fallout 3 ou même dans le premier Mass Effect, c’est incroyable de penser que l’on peut se promener avec l’équivalent d’une bonne centaine de kilos de matériel dans les poches… Certes, s’en mettre plein les fouilles fait aussi partie du « fun » que procure le jeu ; ce n’est pas un hasard si, même dans des productions très récentes comme Dragon Age, on peut trouver des « sacs sans fond » permettant de transporter des tonnes de matériel sans subir les problèmes de place et de poids.
Summum du symptôme qui rend le gameplay malade de son inventaire : la création de personnages secondaires, dans les MMORPG, pour servir de « mules »… Ces protagonistes extrêmement creux ne servent qu’à transporter les objets que, faute de place, on ne peut plus mettre dans l’inventaire pourtant vaste du personnage joué principalement. Contrairement à The Curse of Monkey Island, si l’absurde fait rire ici, c’est involontairement.
À force d’être absurde, on perd goût aux bonnes choses. L’absurdité de pouvoir porter plusieurs centaines de kilos d’équipement en n’en subissant que partiellement les handicaps donnait, et donne toujours, un côté ridicule au jeu. Comment, dans le premier Mass Effect, peut-on se permettre de transporter une vingtaine d’armures de combat dans les poches ? D’une certaine manière, on peut situer une évolution de la gestion des inventaires à l’arrivée de jeux comme Counter-Strike ou encore Team Fortress. Ces deux FPS « fixaient » des règles très limitatives, autorisant seulement d’emporter les armes primaires, secondaires, et de mêlée. Si, dans Counter-Strike, cette limitation matérielle n’engendrait pas de conséquences sur le gameplay, dans Team Fortress, l’équipement ralentissait la vitesse des personnages joués selon le poids de l’arsenal qu’ils transportaient. Ces prémices ont permis d’affiner les choses. D’Iron Storm à Crysis, en passant par F.E.A.R., les gameplays ont été très marqués par cette nouvelle approche de l’inventaire. Côté jeux d’aventure, en dehors des point’n click, seul un titre sort du lot, justifiant la capacité de pouvoir porter un « équipement très important, sans que ça se voie ». Il s’agit d’Outcast, qui expliquait dans son background que le héros avait potentiellement des poches qui s’ouvraient sur l’infini, tout ça grâce à « l’énergie du vide ».
Enfin, de très nets progrès ont été réalisés dans le cadre des inventaires du genre JdR, tant dans leur gestion que dans leur justification vis-à-vis du background, donnant ainsi plus de crédibilité à l’univers inventé pour le jeu. Ainsi, on remarque la nette évolution entre Fallout 3 et Fallout : New Vegas qui, dans son mode « Hard Core » prend enfin en compte le poids des munitions les plus lourdes, et surtout demande au joueur de se soucier de l’état physique du personnage joué, à travers une gestion plus poussée des besoins alimentaires et des dommages physiques. De son côté, BioWare s’est aussi penchée sur le problème en admettant que les poches sans fond du premier Mass Effect ne faisaient pas très « sérieux ». Mass Effect 2 ouvre une nouvelle voie de gestion d’inventaire : ce dernier n’est plus géré en fonction de la quantité des objets transportés, mais en fonction de leur qualité. En gros, on part d’un équipement de base qu’on aura le loisir d’améliorer lors de sa progression dans le jeu. Forts de ces derniers affinages du concept des inventaires dans le jeu vidéo, nous sommes à une période clé de l’histoire de ce média. Peu à peu, l’inventaire quantitatif pur laisse la place à un inventaire plus « impliqué », mieux structuré et plus en accord avec les backgrounds des jeux vidéo. L’inventaire va donc devenir enfin ce qu’il aurait toujours dû être : un regard sur les poches d’un personnage… Et dans une poche, on ne met pas tout ce qu’on veut. On y met les choses auxquelles on tient et dont on pense avoir le plus souvent besoin. Regardez dans les vôtres, et vous saurez quel type de héros vous êtes.